vendredi 16 septembre 2011

Chapada du 02 au 06 septembre

Mercredi 2 septembre. Chapada.

Il est environ 15h30 quand je descends du bus. La petite gare routière de Chapada semble brûlée par le soleil et la chaleur, figée comme une vieille photo surexposée et poussiéreuse. Je tente pour la troisième fois d’appeler Odette. Sans succès. Je pars alors à la recherche d’un cyber café pour demander aux Manook s’ils n’ont pas un autre numéro. Les treize kilos que pèse mon quotidien bien installés sur mes épaules, j’arpente les rues désertées par leurs habitants en exile dans leurs hamacs, fuyant la canicule à grandes gorgées de bières « stupidamente » gelada dans quelque coin ombragé.
Je ressors bredouille du cyber. Je tente à nouveau un coup de fil. Répondeur. Tant pis, j’essayerai plus tard. Je n’ai toujours pas mangé. Je reprends des forces dans un petit restaurant de spécialités locales. Le temps passe, toujours la même voix impassible de la boîte vocale d’Odette. Il est maintenant 17h00, et grand temps de prendre les choses en mains. Je repars à la recherche d’Odette, à l’ancienne!
Première étape : trouver un annuaire téléphonique pour tenter de la joindre sur son fixe. Je fais plusieurs boutiques où j’explique avec un air de cocker abandonné ma triste situation. J’atterris alors dans une petite agence de tourisme familiale. Je suis essoufflée et voûtée par le poids de mon sac et la chaleur. Junhia tient l’agence avec sa mère  et toutes deux semblent touchées par mon infortune. Elles s’empressent de m’aider. Comme elles n’ont pas d’annuaire, je leur écris sur un bout de papier le nom de mon hôte fantôme, et je partage avec elles le  peu d’informations dont je dispose sur cette femme mystérieuse d’environ cinquante ans, d’origine française, ayant quelque chose à voir avec la politique. Ce dernier indice incite Junhia à appeler la secrétaire de la mairie. Cette dernière apporte à l’enquête des éléments précieux, mais encore trop vagues : Odette vivrait dans le quartier résidentiel de Chapada, dans une jolie maison au bout d’une route en terre, juste avant un virage. Junhia se propose de m’accompagner, et nous partons à la recherche de la maison. Arrivées dans le quartier résidentiel, nous constatons avec découragement que la plupart des maisons sont jolies et que la plupart des routes sont en terre et sinueuses. Nous marchons un long moment. L’ombre du soir descend déjà, mon sac ne cesse de me rappeler la douloureuse loi de Newton, et le téléphone d’Odette est toujours sur répondeur. Bientôt nous arrivons à l’extrémité de la zone résidentielle. Je remarque alors une maison réunissant tous les indices. C’est notre dernière option et nous tentons le coup. Le portail est ouvert, mais la maison semble vide. Nous entrons par le jardin et nous nous asseyons timidement sur la terrasse. Soudain la mère de Junhia nous appelle :  elle a trouvé le numéro fixe d’Odette. Nous lui demandons d’appeler pour savoir si nous sommes bien à la bonne adresse. Nous tendons l’oreille. Le suspense réveille tous les bruits de la nuit qui approche sur le cerrado. Roulement de tambours…Une frêle sonnerie se fait entendre à l’intérieur C’est la bonne maison !
Mais la maison est vide, et c’est déjà la nuit maintenant déjà la nuit. Elle tombe si vite sous les tropiques. Cela fait plus d’une demi-heure que nous attendons. Le doute s’installe. Et si Odette était partie ? Ailleurs, à Cuiabà ? En voyage ? Les minutes passent, le ciel est désormais noir et étoilé. Puis le crissement des pneus d’une voiture qui s’approche nous dresse sur nos chaises. Mais ce n’est pas Odette. Junhia reconnaît dans la nuit le van de son frère, inquiet, parti à notre recherche. Nous décidons alors de rentrer à l’agence et de réfléchir à un plan B. Je ne suis pas très inquiète. J’ai vu sur le chemin quelques pousadas où je pourrai passer la nuit. Il me reste aussi deux ou trois bus encore  pour rentrer à Cuiabá dans la nuit. Mais une fois à l’agence la mère de Junhia me propose se rester dormir chez eux. Je suis touchée par son invitation, mais je propose tout de même d’appeler une dernière fois le fixe d’Odette avant d’accepter. A notre grande surprise, une voix chantante répond gaiement à l’autre bout de fil. C’est Odette : Mission accomplie !
Il est 19h30 quand Odette me sert dans ses bars comme une fille qu’elle n’a pas vue depuis longtemps. Cette nuit-là  je dors comme une princesse dans des draps roses et fleuris. Demain j’attaquerai à grand coup de questions cette étape imprévue et chargée des souvenirs de mon voyageur de père, il y a presque quarante ans.

Mercredi 3 septembre.
 «  Un jour je rentre chez nous à Cuiabá et c’est la révolution. Je vois ma mère s’agiter dans tous les sens, les bras chargés de draps et serviettes. Elle me bouscule en coup de vent et me lance au passage - Les Français de l’expédition arrivent !  Je me demandais bien quels Français étaient assez fous pour se lancer dans l’expédition de la Transpatanaire… » Don Jan a du mal à parler. Il s’arrête et se redresse un peu du fond de son fauteuil. La douleur déforme son visage. Saloperie de cancer. « Et quand j’ai vu ce grand mec, reprend-il, si maigre et si brun, je me suis dit : mais c’est qui cet Indien ? ! Cet Indien c’était ton père. Et il est resté un an chez nous ! »
Don Jan est le frère d’Odette. Il vit chez elle depuis deux mois à cause de son état de santé. Mais les fortes douleurs qui le clouent dans son fauteuil n’ont pas atteint son sens de l’humour et sa gentillesse. Je passe de longs moments à parler avec lui, souvent au passé, de mon père ou de sa vie, du temps où il était le Don Juan de Cuiabá. Au fil des conversations se forme une de ces complicités précieuses qui font les plus beaux souvenirs de voyage.

Ce séjour me dévoile un autre visage du Brésil, plus bourgeois et familial. Je partage pendant quelques jours les drames et les joies de cette famille à qui j’ai déjà l’impression d’appartenir un petit peu. Une sensation qui me ramène six ans en arrière, à l’époque Alaskane ou j’apprenais peu à peu à être une Stoddard, ne serait-ce que pour un an.
J’apprécie avec tendresse la force et l’ouverture de l’esprit familiale. Les petites amies sont rapidement considérées comme les filles de la famille, les mères des amis comme des tantes, les backpackeurs de passage comme des cousins éloignés.

Samedi, je suis conviée à un mariage. Une bonne occasion pour Odette de jouer à la poupée avec moi. Et me voilà abondamment parfumée de Chanel, perchée sur des talons de dix centimètres, maquillée et coiffée par des mains attentionnées et empressées. Mes bijoux, jugés trop hippies, sont vite remplacés par d’autres plus bling bling. Je deviens la version brésilienne de Cendrillon. Une métamorphose que j’essaye de contrôler comme faire se peut.
Une fois prête, Odette me donne quelques conseils en matière d’hommes… à la brésilienne. Eviter de mentionner, par exemple, mon voyage dont la durée et les modes de transports me feraient passer pour une fille trop indépendante et d’une classe sociale indésirable. Je dois me la jouer mystérieuse et séductrice… pas vraiment mon fort, moi qui n’ai jamais réussi à rire en jetant la tête en arrière dans le fameux mouvement de crinière à la l’Oréal… heureusement pour mes cervicales, ce ne fut pas nécessaire.
En fin de compte, le mariage est d’une simplicité touchante. Nourriture cuiabanense et petit orchestre bolivien. Quelques hamacs laissent émerger de leurs toiles bariolées une jambe ou un bras paresseux. Une ribambelle d’enfants poursuivis par d’effroyables monstres imaginaires s’enfuit dans la lumière chaude de fin d’après-midi… Je fredonne doucement et avec délice la mélodie d’Amarcord.
Je termine la journée autour d’un churrasquinho (petit barbecue) avec Junhio, le plus jeune fils d’Odette, sa copine et un couple d’amis. L’itinéraire de mon voyage fait frissonner les filles et rire les garçons. J’avoue me sentir très différente de cette jeunesse brésilienne pourtant adorable et ouverte mais dont les rêves sont à l’opposé des miens. L’Ibiza électronique s’entrechoque avec les sambas de Caraiva. Ces divergences me font passer une très bonne soirée. Toutes les différences du monde n’abiment en rien les relations si celles-ci sont honnêtes et bien attentionnées.

Le lendemain nous partons pour Cuiabá pour un churrasco chez Andres, le fils ainé d’Odette. La chaleur est épouvantable, on frise les quarante-trois degrés. Une bonne excuse pour descendre à grandes gorgées la bière et le vin servis glacés. Cette ardente torpeur invite les habitants du Mato Grosso à boire vite avant que les boissons ne se réchauffent. Il faut savoir tenir le rythme. Je tiens courageusement le coup jusqu'au trajet du retour pendant lequel je divague dans un sommeil profond et sans rêve.

Nous sommes Lundi, mon départ prévu pour aujourd’hui est repoussé au lendemain. Odette doit accompagner Don Jan chez un neurologue de Cuiabá pour éclaircir le mystère de ces étranges douleurs qui lui paralysent les jambes. La maison est mienne pour la journée. Un agréable moment de solitude qui me permet d’écrire paisiblement. J’en profite aussi pour faire ma lessive… avec l’eau de la piscine, restriction d’eau pour cause de sècheresse oblige. J’ai l’air d’une princesse déchue à remplir mes seaux d’eau chlorée en chemise et maillot de bain.
Plus tard, je décide de faire un tour en ville. Je rencontre une petite famille de voyageurs hippies qui vendent de l’artisanat et me permets quelques folies. Je me demande ce que penserait Odette si elle me voyait comme ça, assise par terre à même le trottoir à discuter et admirer toutes ces breloques.
Je rentre vers deux heures. Le soleil est si fort qu’il en devient assourdissant. Pas un chien dans les rues, juste mon étrange silhouette qui déambule sous le cagnard. Je regarde mes Repetto s’user sur la terre rouge. Quel drôle de destin pour ces petites ballerines bourgeoises. Je leur trouve un air du marquis de Wavrin.
A son retour Odette m’apprend une nouvelle à la fois bonne et mauvaise. Don Jan n’a plus de cancer mais une de ses vertèbres est cassée… depuis son accident de moto en 1974 ! La boisson qu’il consommait sans grande modération avait jusqu’alors servi de puissant analgésique. Je n’ose imaginer la douleur qu’il endure.

Mardi 6 Septembre.
Il est six heures et quart et mes sacs attendent de reprendre la route avec la légère impatience des fins d’étapes. L’heure du départ a sonné… mais j’ai comme l’impression qu’il n’y a que moi qui l’entende. Odette me demande toutes sortes de renseignements informatiques qui me font perdre le bus de sept heures. Une attendrissante séquestration à laquelle je mets gentiment un terme à huit heures moins le quart de peur de louper le bus suivant. Les adieux sont émouvants. En voyant Odette cacher ces yeux rougis derrière ses grandes lunettes de soleil je me demande combien de personnes vais-je laisser comme ça sur des quais de gares routières ? Je regarde défiler le paysage ocre et or en pensant à la richesse humaine de ce voyage. Quels destins vais-je donc croiser en un passage éclair mais sincère ? Dans quelle vie vais-je encore débouler puis disparaitre ? Mais disparaitrais-je vraiment ? Cette étape ne m’a-t-elle pas appris que les voyageurs laissent une trace dans les existences de leurs rencontres ? Comme ces graines qui germent des années plus tard après avoir traversé mers et océans. Le voyage crée des êtres dont les repères spatiotemporels sont différents, plus distendus, plus inattendus. Alors traitez bien le traine-savate de passage, vous ne savez pas qui pourrait frapper à votre porte… quarante ans plus tard.













1 commentaire:

  1. Bravo ! Je suis vraiment accro de tes aventures brésiliennes....bonne continuation Beijos Maï

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