samedi 1 octobre 2011

Bateau Porto Velho/Manaus du 17 au 22 septembre


Je m’engage sur une étroite planche qui mène à la Balsa Vieira, bateau de marchandise faisant office de ferry jusqu'à Manaus. Des hommes fourmis pliés sous d’énormes sacs de haricots rouges chargent l’embarcation depuis deux jours. Le bois souple ondule sous mes pas. Je me penche en avant et me concentre pour ne pas me faire emporter à la renverse par le poids de mon sac. Il ne manquerait plus que de tomber dans cette eau brune et sale devant ce viril public qui m’honore par toutes sortes de sifflements et de « I love you » à la pelle. Toute cette attention me rend un peu nerveuse, je n’ai jamais trop apprécié qu’on me rappelle que je suis une minette. C’est pour cette raison que j’ai refusé de dormir sur le bateau à quai. Mieux vaut être prudente et suivre son instinct.
J’installe mon hamac aux côtés de deux argentins qui dorment sur le bateau depuis trois jours. Ces deux gaillards deviendront vite ma garde personnelle et de sympathiques compagnons de route. Adrian se promène depuis trente ans autour de ce drôle de monde et peut se vanter d’avoir connu les vingt-quatre pays d’Amérique latine. Sergio est le médecin du bord et fin conteur à ses heures perdues. Une rencontre rassurante et instructive.
Je fais le tour des lieux. Le bateau s’empile sur trois étages. Au pont inférieur, sous la ligne de flottaison, la cargaison (faite de sacs de vivre et de quelques motos), la salle des machines qui grogne dans un boucan d’enfer, les toilettes et les douches (passablement propre si l’on est peu regardant) et la cuisine, petite mais efficace. L’étage suivant est destiné aux voyageurs qui peuvent y accrocher leurs hamacs. Une planche rabattue et un banc en bois font office de salle à manger à l’heure des repas (certains doivent cependant manger debout ou dans leurs hamacs). On y trouve aussi un distributeur d’eau fraîche et une petite table derrière laquelle une femme, de corpulence plus que remarquable, sert les repas et surveille la cohabitation des passagers. Enfin, le pont supérieur, orange et ensoleillé, sur lequel trône une petite télé qui grésille à côté des bières et des guaranas glacés. A l’avant, la cabine du capitaine et la barre qui m’impose un tacite respect, presque religieux, moi qui rêve depuis si longtemps de bateaux…
La durée du voyage reste un mystère : deux jours et demi selon le vendeur des billets, quatre selon le Lonely Planet, « on verra bien » selon le capitaine. J’opte pour cette dernière proposition qui colle bien avec l’état d’esprit de mon voyage. Au final cette petite épopée durera cinq jours et une nuit à quai.
Cinq heures après avoir accroché mon hamac, le bateau s’éloigne doucement de Porto Velho. Cette ville, que mes amis brésiliens m’avaient si peu recommandée, ne m’a pas semblé justifier cette ingrate réputation. Je regrette juste de n’avoir connu personne pour me montrer la vie qu’on y mène. Je suis quand même amusée d’entendre les critiques brésiliennes qui ont toujours tendance à dévaloriser la ville suivante alors que la plupart de ses détracteurs n’y sont jamais allés. Ainsi à Sao Paulo on s’étonne de me savoir en route vers l’absurde Cuiabá. Cette dernière se moque bien du distant et obscur Porto Velho et ainsi de suite. Bien entendu quand j’évoque les indications qui m’ont été données plus en amont, on rétorque et balance de plus belle sur la ville émissaire de ces calomnies. Un bien drôle de manège… Pour beaucoup de brésiliens, mon voyage est une incroyable aventure, risquée et démesurée. Plus habitués à se prélasser au soleil sur les magnifiques plages de la côte, les étendues sauvages comme le Pantanal ou l’Amazonie leur semble des contrées sombres et hostiles.
La vie à bord est rythmée par le balancement des hamacs et les horaires des repas, un peu déroutants au début mais qui constituent vite l’attraction majeure de la journée. Le petit-déjeuner est servi entre six heures et six heures et demie. Café au lait sucré et quelques crackers beurrés font l’affaire (en fin de voyage nous avons le droit à une part de gâteau). A dix heures et demie : pâtes, riz, fèves, pommes de terre et viande pour le déjeuner. Un peu lourd mais sacrement efficace. Rebelote à cinq heures pour le dîner. Difficile le premier jour, arrivée à dix heures sur le bateau sans savoir que le déjeuner n’était pas inclus, j’ai dû rester le ventre vide jusqu'à cinq heures. Mais je me suis vite fait à ces horaires militaires et je termine toujours mes assiettes avec appétit (et la dernière, oui, car je maîtrise l’art de la fourchette slow motion). Notre trio argentin a rapidement pris l’habitude de se poster face aux berges pour assister à ce qui est devenu notre show télévisé préféré. Café aux lèvres, nous regardons défiler ce mur vert dont certains arbres tombent au ralenti dans l’eau sombre. La chute de ces géants prend des mois, leurs racines luttant de toutes leurs forces pour rester accrocher à cette parcelle de terre qui disparaîtra à la saison de pluie prochaine,
Nous nous arrêtons la première nuit après avoir frôlé un banc de sable. Le fleuve est si bas que sa navigation demande beaucoup de prudence. Entre ces bancs de sables qui peuvent immobiliser l’embarcation plusieurs jours et les pierres qui pourrait bien arracher la coque du navire, mieux vaut ouvrir l’œil. Nombreux sont les naufrages. Nous croisons une triste épave, noir souvenir des dangers du Rio Madeira. Je ne peux m’empêcher de penser à la Boudeuse, le grand trois mâts de Patrice Franceschi, qui remonta l’Amazone pendant son tour du monde à la rencontre des peuples de l’eau. J’imagine ce majestueux voilier glisser doucement sur les eaux brunes de ces fleuves mythiques, et son capitaine attentif à toutes ces menaces aquatiques.
L’équipage scrute la nuit amazonienne d’ébène depuis un imposant réflecteur qui semble venu d’ailleurs, accentuant les inquiétantes ombres d’une berge fantomatique. L’embarcation endormie est accrochée à un arbre. Soudain, tout le rivage s’anime. Des milliers de lucioles scintillent dans tous les sens. C’est Noël en Amazonie. J’ai du mal à en croire mes yeux. Je m’endors doucement bercée par mon hamac et le ronronnement du bateau. Le moteur tournera toute la nuit, le capitaine restera vigilant.
Le lendemain nous devons nous arrêter de nouveau une heure ou deux, le temps de laisser passer une petite tempête qui soulève de grands nuages de sable au-dessus des eaux. Ces soudaines bourrasques surprennent par leur intensité. La température chute brusquement, d’inquiétants nuages d’un gris presque bleu se forment dans le ciel et une forte pluie s’abat sur le fleuve. Puis les cieux se calment et la vie reprend son cours. Sous le soleil près la pluie, le fleuve scintille et miroite comme un emballage de Ferrero Rocher.
En fin de journée, Adrian et moi partageons quelques vers, puisque j’ai pensé à emporter dans mon carnet quelques jolis mots et délicates idées de grandes personnes. Un échange intéressant accompagné entre autres de Prévert, Cortázar, Roque Dalton et Becker. Je retiens notamment cette phrase de Machado, poète espagnol : « La peor nostalgia es extranar las cosas que nunca pasaron » (la pire nostalgie est de regretter ce qui n’est jamais arrivé.)
Les nuits amazoniennes sont fraîches. Le ciel moucheté par un nombre fabuleux d’étoiles est éclairé de part et d’autre par des orages silencieux. La constellation du sagittaire nous accompagnera pendant notre voyage. Un magnifique et apaisant spectacle digne des récits de Le Clezio.

Vers huit heures, la plupart des passagers se regroupent devant les incontournables télés novelas. Lady cachaça et Señora Marie-jeanne sont de la partie. Je m’éclipse quand l’atmosphère devient trop festive. Les jeunes demoiselles seules doivent apprendre à faire profile bas quand l’alcool échauffe les esprits. Juste par mesure de précautions. Je rejoins alors mon hamac plongé dans la lumière verte des veilleuses et les grincements des cordes.
Nous sommes une quinzaine de passagers, la majorité d’origine modeste. Au fur et à mesure des jours les langues se délient et les histoires jaillissent au détour d’une banale conversation. Des destins bien différents du mien. La plupart des jeunes de mon âges, et même plus jeunes, sont parents depuis déjà quatre ou cinq ans. Un de mes compagnons est sorti depuis peu de prison ou il est resté un an pour couvrir sont frère, un garçon adorable dont les yeux se remplissent de larmes quand il me raconte la récente rencontre avec son père qu’il n’avait jamais connu. Pour une autre passagère, Porto Velho fut aussi témoin de ses retrouvailles avec sa mère perdue de vue depuis plus de dix ans. Un homme d’un certain âge me décrit avec une touchante émotion sa petite parcelle de terrain à Santarem ou il a construit sa maison et fait pousser ses ananas. Il m’explique avec sérieux que la seule chose qui lui manque dans sa vie est un beau carrelage qu’il s’empresse de décrire avec soin. Le cuisinier énumère les noms de ses dix-sept enfants et le capitaine le nombre d’aller-retour qu’il a effectué depuis plus de vingt ans entre Porto Velho et Manaus.
Je passe chaque jour une heure ou deux assise à côté du capitaine qui m’apprend toutes sortes de noms de poissons en échange de quelques mots d’anglais. Etre une exotique blondinette me permet quelques passe-droits. Notamment celui de prendre la barre quelques minutes et de manger comme l’équipage un poisson fraîchement pêché, assise sur une bombonne de gaz parmi la cargaison. Il faut donc trouver un juste équilibre entre se laisser complimenter (la drague étant le sport national des brésiliens) et marquer ses distances. Au fur et à mesure une règle s’établit tacitement, quand je les traite avec moquerie de « blablareiros » (un dérivé du brasileiro blablabla) ces derniers comprennent qu’ils commencent à m’importuner. Et puisque mon fameux mari pourrait bien venir me chercher à Manaus, mieux vaut ne pas trop jouer les charmeurs avec moi.
Sur le fleuve règne une paisible animation. Nous croisons toutes sortes d’embarcations : de frêles barques remplies de bananes vertes ; de longs bateaux transportant bestiaux ou camions ; de nombreux chercheurs d’or flottant dans d’étranges huttes, mi-maisons mi-bateaux ; quelques villages de pêcheurs… Je me demande souvent quel genre de vie ces gens peuvent bien mener. Si dépendant des ressources du fleuve et si isolés.
Je profite de ces quelques jours pour lire pendant de longues heures. Je termine deux livres : Rêve Amazonien, qui relate certains incroyables destins de cette forêt farouche et Terres Maudites de Ibanez qui m’arrache quelques larmes que je cache en m’enfonçant au plus profond de mon hamac. J’avance aussi dans ma laborieuse lecture de Triste Tropique, mais le ton un tantinet blasé de Lévi-Strauss me lasse malgré le grand respect et toute l’admiration que je lui porte.
De temps à autre, alors que je somnole paresseusement dans mon hamac, une petite main me tripote les cheveux à la recherche de mes écouteurs. J’ouvre un œil. Apparaît alors le regard noir et pétillant de Luiz, mon p’tit pote de quatre ans, qui murmure en souriant de toutes ces petites dents un adorable : « Cade musica ? » Elle est où la musique ? Je peux alors me sentir fière d’avoir fait découvrir à ce petit bonhomme les Stones, Ray Charles et Chico Buarque.
La vie se déroule donc tranquillement, seul un petit incident me chagrine un peu. On m’a discrètement dérobé mon porte-monnaie. Difficile de savoir qui mais ne sachant pas combien de temps je devais rester sur le bateau j’ai préféré ne pas faire de scandale (ce qui n’est d’ailleurs pas mon fort) pour ne pas alourdir l’atmosphère. Mieux vaut le prendre avec philosophie et se dire que la plupart des gens à bord ont plus besoin de ces quelques billets que moi… C’est regrettable, mais je suppose qu’en voyageant comme je voyage, on ne peut pas échapper à ce genre de mésaventure.

Le port de Manaus nous apparaît vers une heure du matin. Ma gorge se noue en découvrant les lumières de cette porte Amazonienne. D’imposants cargos sont chargés par de hautes grues soulevant de gros conteneurs qui s’empilent comme des legos. Le bateau entame une délicate manœuvre pour accoster. Un Indien, dont la carrure me rappelle celle du géant  Bromden dans Vol au-dessus d’un nid de Coucou, pousse à l’aide d’une petite barque le navire pour le caler entre deux autres bateaux déjà amarrés. La plupart des passagers mettent aussitôt pied à terre. Nous ne sommes plus que quatre à bord pour passer la nuit. Je dors d’un sommeil lourd, même si le bateau est à quai.

Mes compagnons partent au petit matin. Je regarde les hommes décharger le bateau à une vitesse incroyable. Un fascinant ballet fait de pas, de sacs et de bras. Les camions s’alourdissent en se dandinant sur place puis se transforment en de mouvantes montagnes de cartons ou sacs de pomme de terre. J’attends une heure ou deux Geraldo qui tient l’agence Gero Amazon Tour. Je ne sais pas alors que cet homme se montrera d’une incroyable générosité et me laissera vivre chez lui plusieurs jours. Encore une belle expérience. Quel beau voyage !

L'embarcadaire








Chercheurs d'or


Tempete





Adrian et Sergio








Chercheurs d'or

Chercheur d'or
















Et surtout, le plus important: vivre d'hamacs et d'eau fraiche