L’Amazonie, terre mythique. A la fois enfer vert et poumon de la terre. La forêt des forêts traversée par le fleuve des fleuves. Aimer l’Amazonie c’est sans doute comme tomber fou amoureux d’une déesse au caractère de chien. Une passion intense qui vous donne envie de claquer la porte mais dont on ne peut pas se passer. Ma merveilleuse Amazonie tu m’en as fait voir de toutes les couleurs… C’est que ça se mérite l’amour amazonien !
Gero m’a proposé de m’héberger chez lui pour me faire économiser l’hôtel. Je m’installe à la table de sa petite maison tropicale, tout en carrelage pastel qui sent le frais et l’eau de javel. La belle-mère de Gero s’empresse de m’apporter un café sucré et une ribambelle de tranches d’ananas. La toile cirée est encore (déjà ?) aux couleurs de Noël. Deux petites têtes bouclées me regardent timidement entre les barreaux de la porte. Au fond d’une cour étroite ou sèche la lessive, on prépare ma chambre puis on m’offre un grand verre de jus de goyave. Je passe la journée à me reposer et jouer avec les deux petites princesses de deux et trois ans qui m’ont vite adoptée. Je peux même passer mon linge à la machine ! Les bonnes fées du voyage ce seraient elles penchées sur mon sac à dos ?
Petit fou rire nocturne quand en plein sommeil j’appuie ma jambe sur le mur et tente en vain de me balancer. Cinq nuits de hamac, ça laisse des séquelles !
Je pars en hâte le lendemain pour commencer ma petite aventure amazonienne. Nous passons prendre Caz, une adorable Australienne au fort tempérament, puis nous filons vers un petit port pour traverser le fleuve. Une fois sur le bateau, nous sommes rejoints par Gela et David, un couple d’étudiants en médecine allemands d’origine iranienne et roumaine. Le petit groupe que nous formons restera soudé jusqu’à la fin du séjour, le noyau dur de la bande de la jungle.
Le bateau nous amène à la célèbre rencontre des eaux de l’Amazone et du Rio Negro. Le jaune et le noir se baladent côte à côte pendant quelques kilomètres sans oser s’unir. Ce phénomène est en partie dû à la différence des températures et des vitesses de ces deux géants amazoniens et à la couleur des limons qu’ils charrient. Quelques dauphins s’amusent à passer du thé au café sous les appareils trop lents des touristes. Nous nous laissons dériver quelques instants…
Après une petite heure de van nous reprenons un autre bateau pour rejoindre l’Ararihna, un petit hôtel perdu sur une berge du fleuve. La moiteur de l’air comprime les poumons et trempe les vêtements. Je regarde défiler des tranches de vies fluviales qui semblent dériver devant moi comme des bouts de bois flottant dans les courants. Un petit potager pousse dans de frêles barques écaillées. Du linge multicolore sèche sur le rebord d’une maison flottante. Un gamin joue du moteur sur le fleuve qui ondule. Un bar aquatique aligne quelques bouteilles de cachaça bien entamées sur ses étagères dégarnies. Des dauphins glissent silencieusement dans les eaux molles. Un toucan crie en boucle au-dessus des clapotis d’un caïman apeuré. Une école passe tout en comptines et tables de multiplications. Un étrange cadre de bois au milieu de l’eau laisse deviner un terrain de foot immergé. Un quotidien si exotique pour la petite citadine que je suis.
Nous laissons nos affaires à l’hôtel et nous nous enfonçons dans la jungle pour construire le campement ou nous allons passer la nuit. Il nous faudra quelques heures et de nombreux coups de machettes avant de rendre une petite parcelle de forêt habitable. Les garçons se chargent d’abattre quelques troncs d’arbres pour établir la structure du camp, les filles de trouver des lianes pour lier le tout. Notre guide Lucivaldo est un grand habile de la machette, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire il nous dresse une surprenante table digne d’un meuble Ikea. Nous avons même droit à des cuillères taillées dans des branches de palmes. La nuit tombe brusquement et mes tempes commencent à bourdonner. La chaleur est insupportable, pas un seul courant d’air, juste une fournaise écrasante et continue. L’air manque, mes yeux me brûlent. Il faut malgré tout allumer un feu pour préparer le repas et éloigner les moustiques qui nous attaquent en nuées et semblent se moquer de tous les produits dont nous nous aspergeons pour les repousser. Ce sont de vraies bestioles et leurs piqûres traversent nos vêtements et nous font sursauter. Personne n’est épargné. Mais je dois fuir la chaleur du feu, quitte à me faire manger toute crue par ces saletés d’insectes. Quelques-uns d’entre nous prennent le bateau en direction du « bar de la jungle » pour acheter des boissons. L’endroit est insolite. Nous ramenons au campement cocas, guaranas, bières et une incontournable bouteille de cachaça. Sur le feu grillent deux superbes poulets. Je commence à avoir la tête qui tourne et les nausées s’intensifient. Je fais de mon mieux pour faire bonne figure. Quelle frustration ! Depuis le temps que je l’attends cette nuit dans la jungle ! Mais il n’y a rien à faire, j’ai beau boire toute l’eau que je veux, manger du sel, du sucre, prendre un paracétamol je dois m’y résoudre : encore un coup de chaleur ! Après le dîner je suis obligée de rejoindre mon hamac. J’écoute de loin les histoires de panthères et de guide de Lucivaldo. Je suis rejointe peu de temps après par le reste du groupe. Je m’endors un peu déçue mais bizarrement les bruits de la jungle autour de moi me rassurent, je suis bel et bien en Amazonie et ce n’est pas un coup de chaleur qui va me décourager !
Nous rentrons au Lodge pour le petit-déjeuner. Je vais mieux mais j’ai par moments l’impression de tanguer et ça me restera pendant quelques jours. Après avoir repris des forces nous partons pour une balade en forêt de deux ou trois heures. Je suis impressionnée par le savoir de Lucivaldo qui reconnaît chaque plante et chaque cri d’oiseaux. Nous expérimentons quelques remèdes de la jungle comme une écorce d’arbre anti-paludisme ou ces petites fournis qui, une fois étalées sur la peau, font un excellent anti-moustique. Nous croisons aussi le fameux « arbre qui pleur », l'hévéa l’arbre du latex cause du boom du caoutchouc des années trente ainsi que le Pau Rosa dont l’extrait est le fixateur utilisé dans nos parfums européens comme un certain Chanel N 5. Sur le chemin, Lucivaldo s’amuse avec de grosses tarentules qu’il fait sortir de leurs trous avec un brun d’herbe.
En fin de journée, nous allons à la pêche aux piranhas. Je réalise un beau score de six prises que je relâche presque toutes. Puis le ciel s’embrase, le fleuve se teinte de rose, le soleil descend doucement jusqu'à s’y noyer. La nuit s’installe, éclaboussée d’étoiles et de lucioles. Les moustiques attaquent. Lucivaldo attrape un petit caïman qui nous distrait de nos piqûres le temps de quelques photos. Puis nous allons nous coucher. Commence alors une dure nuit de démangeaisons insupportables, entrecoupée par des réveils en sursaut causés par les délires nocturnes d’un des pensionnaires et les assauts de quelques moustiques qui se fichent bien de ma moustiquaire.
Le lendemain nous rendons visite à un géant de la forêt. Un arbre digne des plus grands fantasmes de James Cameron. Puis nous piquons une tête dans les eaux sombres et chaudes du Rio Negro. Dans l’après-midi nous nous enfonçons dans la forêt par un des rares canaux encore praticables malgré la sécheresse. La forêt s’impose, tout en verts et jacassements. Ici, le silence est une véritable symphonie sauvage.
Le soir nous avons droit à un délicieux gâteau au chocolat pour l’anniversaire d’une des employées du Lodge. Puis Gela et moi allons-nous réfugier dans la chambre ventilée de Caz qui n’a pas supporté les inconvénients sonores et la chaleur du dortoir. Et puisqu’il nous faut une solution pour dormir, nous acceptons l’aide de deux petites caipirinhas bien dosées pour trouver le sommeil. Remède efficace, j’en oublie même les centaines de piqûres qui m’ont démangé toute la journée.
Caz nous quitte au matin alors que nous nous dirigeons vers une maison dite native. Lucivaldo nous montre les vestiges d’une installation de farihna de manioca (farine de manioc) ainsi que quelques délicieux fruits amazoniens.
Dans l’après-midi une forte pluie rafraîchit la foret. Une bonne occasion pour papoter cinéma et culture iranienne autour d’un thé avec Gela. Puis à la nuit tombée, nous partons à la pêche au trident. Manœuvre difficile qui, à mon grand étonnement et celui de Lucivaldo, s’avère être un grand succès. Il se pourrait bien que le pauvre poisson qui termina au bout de ma lance ait abusé de cachaça ou ait été profondément endormi car il y passa du premier coup. Le reste du bateau rentre bredouille. Une petite caï et au lit.
Je suis censée passer les deux prochains jours chez une famille du fleuve pour connaître un peu mieux la vie quotidienne de la région. Malheureusement la famille en question est sur Manaus pour régler quelques problèmes bureaucratiques et la deuxième option s’avère être un homme mal luné qui s’empresse de nous envoyer paître. Cette réaction peu avenante me refroidit. Je décide donc de rester une nuit de plus au lodge et de rentrer sur Manaus le lendemain avec Gela et David. Je demande tout de même à visiter l’école. Nous arrivons un peu avant sa fermeture, juste le temps d’apercevoir la vie écolière amazonienne. Quelques collégiennes jouent à la balle au prisonnier. Les tableaux noirs sont saturés de toutes sortes de règles grammaticales. Je suis heureuse de voir sur les murs de grandes affiches de sensibilisation écologique écrites à la main. Mon séjour sur le bateau pour Manaus m’a tristement montré le désintérêt et l’irrespect qu’ont beaucoup de Brésiliens de la région pour les fleuves. Ils n’hésitent pas à jeter gobelets en plastiques, mégots et autres immondices par-dessus à bord. L’intégration de la question écologique dans l’éducation des nouvelles générations est primordiale pour changer les mauvaises habitudes. L’école propose quelques projets d’artisanat basés sur le recyclage. Un bel effort à encourager.
Sur le chemin du retour nous croisons un grand groupe de dauphins. Nous nous laissons dériver en silence en admirant les dos caoutchouteux qui perturbent vaguement la surface de l’eau. Le soleil se congédie doucement. Cet instant a quelque chose de magique.
Pour notre dernière matinée Lucivaldo se donne pour mission de nous trouver un paresseux. Nous passons un long moment à sillonner les berges du fleuve, les yeux rivés sur la cime des arbres. Bien entendu Lucivaldo est le seul à reconnaître l’étrange forme de l’animal qui dort au-dessus de nos têtes. Nous mettons pied à terre. La sympathique peluche se trouve à plus de huit mètres de hauteurs ce qui ne décourage en rien Lucivaldo et son disciple qui, tels des singes, montent le long du tronc lisse et glissant. Il leur faut une dizaine de minutes pour décrocher le pauvre animal qui n’a aucune envie de terminer sa sieste. Une fois redescendu chacun de nous prend une photo avec l’imperturbable et insolite ours en peluche qui s’endort dans nos bras. Une fois les appareils assouvis nous le reposons sur le tronc. Le paresseux porte décidément bien son nom car il ne prend même pas la peine de remonter dans les feuillages. Il reste sur la première branche à laquelle nous l’avons accroché et s’endort aussitôt à nos côtés. Lucivaldo est aux anges, et nous aussi.
Ainsi s’achève mon court séjour en jungle amazonienne qui, j’espère, fut une invitation et une initiation à de futurs voyages plus sauvages dans cette zone difficile mais si envoûtante.